Une arche cuivrée qui s’élance, éclipsée par une stèle s’élevant d’un sol recouvert de sable noir, et le décor minimaliste de Phèdre est dessiné. Le sol, malléable donc, imprime aussi bien qu’il limite le mouvement des personnages. Des frontières esquissées par la bienséance et la raison, seuls Phèdre et Thésée parviennent à se délivrer, mais cette transgression, effet de la rage, ne mène qu’à la mort.
Brigitte Jaques-Wajeman révèle dans cette mise en scène la sensualité de Phèdre, qu’elle illumine en la contrastant de l’innocence ingénue d’Hyppolite. Torturée par des sentiments qui l’égarent et l’éloignent de son rôle d’épouse fidèle et de mère, la reine parjure ose nommer son désir et le dire à celui qui en est l’objet. Ce langage de l’amour s’incarne dans les corps : des mains qui froissent le tissu aux épaules tendues d’un homme abusé, jamais le texte de Racine n’a semblé si tangible. Ainsi, des corps dessinés, les costumes révèlent les aspérités : la sécheresse et l’énergie nerveuse de Phèdre, comme toujours prête à se rompre, la générosité d’Aricie trahie par ses boucles blondes ou encore le caractère bourru de Thésée, homme viril pourtant incapable d’échapper à l’impuissance… Tout se voit, tout s’entend dans ce texte sublime que les acteurs portent et font leur.
Pièce du désir, Phèdre est aussi pièce du langage : un être qui se dévoue entièrement est-il encore responsable de sa parole ? Est-elle l’expression de la vérité ou le simple reflet de sentiments vis-à-vis de cet autre désiré ? Ainsi Œnone, confidente de Phèdre, dont les propos salvateurs sont décriés par celle-ci, ne voit d’autre alternative que de se jeter dans la mer : prendre autrui comme mesure de la vérité ne peut mener qu’à la ruine lorsque cet autre se désolidarise soudainement de l’universel qu’il représentait jusqu’alors. De même, écouter une parole extérieure qui contrevient à ce système construit autour du noyau aimé devient impossible. Hyppolite a beau clamer son innocence, Aricie le soutenir, Thésée les voir s’aimer, rien n’est assez fort pour convaincre le père de la culpabilité de l’épouse. Si Phèdre jette une lumière crue sur la violence du désir, la parole semble pourtant être le véritable enjeu de cette perte de l’identité en l’autre. Enchaînée à la tyrannie du désir, la parole s’aliène et cette mise en scène épurée et essentielle parvient à révéler tout ce que cette perte implique.
Pour en savoir plus : https://www.theatredelaville-paris.com/fr/spectacles/saison-2019-2020/theatre/phedre