Le cinéma est un univers rude pour les femmes, et il est aisé de le constater : la taille de la salle presque à moitié vide qui accueille Debra Granik au cinéma le Lincoln parle d’elle-même. Réalisatrice qui a entre autre révélé les talents de Vera Farmiga et Jennifer Lawrence, elle est loin de répondre aux critères qui feraient d’elle la star qu’elle est pourtant. Debra Granik a donc réalisé Down To The Bone, Winter’s Bone et Leave No Trace, pour ne citer que ses fictions. Humble et remerciant la France pour avoir souvent été une terre d’accueil favorable aux artistes dont les œuvres sont ignorées dans leur pays d’origine, Debra Franik se plie à l’exercice des questions-réponses.
Commençons par une question d’ordre politique : quel effet cela fait-il d’être une femme, et qui plus est réalisatrice, dans l’Amérique de Trump ?
Cet état de profonde division est très déstabilisant. C’est comme si les Etats-Unis n’avaient jamais été aussi proches d’une situation similaire à celle de l’avant guerre de Sécession. L’impossibilité de prédire ce que Trump est capable de faire nous plonge dans un sentiment de danger permanent. En tant que réalisatrice, c’est mon rôle de montrer qu’il est possible d’échapper à cette folie, que d’autres formes de vie sont possibles, même si désormais la bienveillance et la tempérance semblent être des exceptions à la norme.
Projection d’un extrait de Leave No Trace.
Pourquoi vouloir parler de gens qui refusent de s’intégrer à la civilisation américaine comme vous le faites dans Leave No Trace ?
Ce qui m’intéressait dans ce film, c’était d’essayer de comprendre à quel point il est possible de vivre hors du numérique. Sans tomber dans la paranoïa, je voulais voir les efforts que cela demande à une époque où le numérique est omniprésent. Quelles sont les conséquences qu’entraîne la volonté de s’extraire, ne serait-ce qu’un peu, de ce système ?
Vous filmez des gens que nous n’avons pas l’habitude de voir au cinéma : des anciens détenus, l’Amérique des campagnes, des gens sous l’emprise de la drogue… Pourquoi cela ?
Je voulais principalement aller à la rencontre de ceux qui par nature vont à l’encontre du système de consommation qui est aujourd’hui la norme. De manière assez poétique d’ailleurs, je me demandais : qu’est-ce que cela signifie de vivre avec le moins de choses possibles ? Le philosophe Thoreau a notamment posé ces questions avant moi. Ceux qui soutiennent ce besoin minimum ont une vision des choses qui les place dans une position paradoxale vis-à-vis d’une société qui affirme de toutes ses forces qu’il faut posséder beaucoup pour pouvoir être heureux. Si tu ne veux rien posséder, tu deviens tout de suite suspect. Ces personnes font de passionnants personnages.
Leave No Trace est un film très politique, très politisé. Comment procéder au casting dans un cas comme celui-ci ? Ben Foster est lui-même une personnalité engagée, cela a-t-il influencé votre choix ?
Réfléchir à la question du post-traumatisme était ici mon intérêt principal et Ben Foster a lui-même enquêté sur la manière dont vivent les vétérans. Il est donc évident que son engagement personnel a joué un rôle positif et qu’il m’a aidé à travailler.
Deux grandes figures peuplent votre cinéma : les prisonniers et les vétérans. Pouvez-vous nous en dire un peu plus sur cet intérêt ?
Ce qui m’intéresse c’est la différence, le fait d’aller vers l’autre. La capacité de l’homme à se rétablir d’un traumatisme est fascinante. Non pas que je soutienne l’idée qu’il faut nécessairement en passer par un traumatisme pour être quelqu’un de profond, mais de fait, le traumatisme, lorsqu’il est surmonté, nous rend plus riches. Il y a donc beaucoup à apprendre des gens qui non seulement ont survécu à un traumatisme mais qui parviennent aussi à en parler, à partager leur expérience. Les plus courageux en sont capables et la résilience est un phénomène passionnant.
Extrait de Winter’s Bone.
Dans ce film qui met en scène les déclassés de l’Amérique, vous soulignez à quel point le politique et l’économique sont liés. Ainsi, la jeune fille incarnée par Jennifer Lawrence envisage un moment de s’engager dans l’armée pour aider financièrement sa famille : comment interprétez-vous ce choix, motivé exclusivement par des raisons économiques ?
Plusieurs études ont montré que la plupart des jeunes recrues de l’armée sont issues des quatre Etats les plus centraux des Etats-Unis où la pauvreté est un véritable fléau. Ils s’engagent pour des raisons économiques et même si l’on ne peut pas parler d’une armée mercenaire, les faits tendent à vouloir la qualifier ainsi. Dans Stray Dog (documentaire réalisé après Winter’s Bone), le protagoniste déclare que ce sont les riches qui entreprennent les guerres et les enfants des pauvres qui vont les combattre. C’est une réalité aux Etats-Unis.
Pourquoi avoir choisi de faire aussi des documentaires ? Y a-t-il une limite à la fiction ? A quel moment donné la fiction ne suffit-elle plus ?
Dans mon travail, la fiction et le documentaire se nourrissent l’un l’autre. Mais il arrive un moment où le réel dépasse tellement la fiction que si vous l’adaptez pour en faire un film, personne ne vous croira. La fiction permet de ralentir les événements, de les organiser. Un documentaire permet quant à lui de tout montrer, de restituer ce chaos général qu’est la vie. Dans la fiction on tente au contraire d’épurer au maximum. De plus, dans une démarche anthropologique, si tu veux connaître l’autre, il faut aller à sa rencontre et lui demander. Un documentaire est souvent l’occasion de cette rencontre, la possibilité de sortir un instant de sa propre vie pour en connaître une autre.
Extrait d’un documentaire qu’elle est en train de tourner en ce moment à New York à propos de cinq hommes et de leur réinsertion dans la société à la suite de leur incarcération.
Vos personnages ont toujours une relation conflictuelle avec la grande ville, qui représente souvent un danger pour les hommes et femmes déclassés que vous mettez en scène. Qu’en est-il de cette relation à la grande ville ? Dans ce nouveau documentaire, vous semblez pourtant suggérer qu’elle peut être bénéfique.
Si la ville, comme New York dans ce nouveau documentaire, est suffisamment grande pour posséder de nombreux programmes d’accompagnement pour ceux qui en ont le plus besoin, alors elle peut être salvatrice. Elle est un lieu anonyme où les anciens prisonniers que j’ai filmés se sentaient capables de revenir à une vie normale. Ils m’ont même confié qu’ils auraient eu beaucoup plus de mal à en faire de même dans une petite ville et qu’ils auraient grandement appréhendé leur retour. La fiction était ici typiquement insuffisante pour dire le quotidien de ces hommes et c’est pourquoi j’ai décidé d’en faire un documentaire – même si au départ il devait s’agir d’une fiction.
Extrait de Winter’s Bone qui montre la confrontation entre deux femmes.
Que pouvez-vous dire de l’influence du western dans votre œuvre ? Avez-vous eu conscience avec Winter’s Bone de réaliser un western féministe, ou du moins féminin ?
En choisissant de faire des femmes les héroïnes de ce film je n’ai fait qu’être fidèle au roman que j’adaptais. Cependant, ce que l’on voit dans cette scène et qui relève du western, c’est la manière dont les deux femmes interagissent entre elles : elles utilisent des phrases extrêmement courtes, très précises et presque lapidaires, et ce à la manière des cowboys. Elles ne disent que ce qui est essentiel, tous leurs mots sont choisis. Et c’est précisément cette manière de parler qui caractérise les westerns et qui constitue leur puissance. Donc en ce sens, oui, j’ai eu conscience de faire un western. Concernant l’aspect féministe de l’œuvre, comme ce sont des femmes qui sont les protagonistes du film, il n’y avait pas besoin de forcer l’aspect féminin ou féministe qu’il allait naturellement revêtir : « it took care of itself » (cela s’est fait tout seul). Il fallait donc seulement diversifier le genre des personnages principaux pour qu’ils parlent d’eux-mêmes.
Choisir des inconnus pour vos rôles vous permet de vous extraire du star system. En quoi ce dernier est-il pesant ?
Vous savez, ne pas faire partie du star system n’est pas forcément un choix. Choisir des acteurs connus coûte cher, et lorsque vous avez un petit budget, vous essayez d’échapper à un surcoût de ce type. D’autre part, j’ai souvent besoin de réalisme social dans mes films. Or, une star tellement célèbre qu’elle n’est plus au contact du monde quotidien ne m’intéresse pas. Ce désir de néoréalisme est une chose que vous les Européens avaient bien compris (elle en profite à ce moment pour remercier son distributeur en France : Condor). De plus, il n’est pas nécessaire pour faire un bon film d’avoir une tête d’affiche reconnaissable, malgré ce que suggère le marché du cinéma aujourd’hui. En revanche, c’est un choix politique dans la mesure où ce marché vous impose ces têtes d’affiche car il présuppose que vous vendrez moins bien si vous vous en passez.
Chaque projet est donc une lutte ?
Oui, car les sujets que je choisis m’excluent des grands studios de production : ce n’est bien souvent pas un choix ! Ce label « d’indépendant » peut devenir une vraie prison : il faut se battre pour tout. D’autre part, ce n’est pas seulement parce que je fais du cinéma indépendant que l’on refuse mes films en studio, c’est aussi parce qu’ils sont extrêmement sélectifs.
Qu’est-ce que Winter’s Bone a changé dans votre vie, dans votre carrière – avec ses nombreuses nominations aux Oscars et son succès ?
Le succès de ce film nous a donné, à l’équipe et à moi, une motivation extrême pour continuer à faire ce que nous faisions déjà. Voir l’intérêt que d’autres portent à son travail est une vraie bénédiction. Je devais donc continuer ce que j’aimais faire coûte que coûte et traiter les sujets qui m’intéressaient et intéressaient donc le public. C’est pourquoi, après avoir lu de nombreuses propositions de scénarios, je suis retournée à ce que j’affectionnais et les studios ne m’ont pas davantage acceptée, malgré Winter’s Bone.
Quel est l’intérêt d’avoir des acteurs non professionnels à l’écran ?
Ils sont extrêmement importants. Ils sont en quelque sorte mes « vérificateurs », mes « contrôleurs » du degré de véracité, de réalisme de mon film (« fact checkers »). Ils aident les acteurs professionnels à trouver la voix juste, ils les allègent du fardeau qui les oblige souvent de garantir à eux seuls la véracité du film et du propos.
Comment percevez-vous le fait que vous avez prédit, avec Down To The Bone, ce fléau de la drogue qui ravage aujourd’hui les Etats-Unis ?
Il est très dur, très triste de constater que l’on a été le prophète d’un tel malheur. Mais ce qui est intéressant c’est toujours de se demander comment il se fait que les Etats-Unis demeurent aujourd’hui encore le marché le plus développé de la drogue dans le monde. Pourquoi ces hommes et femmes tentent-ils d’échapper coûte que coûte à la réalité ? De quelle réalité s’agit-il ? Pourquoi tenter de résoudre seul ses problèmes ? Cette consommation de drogues suit en quelque sorte la tendance de l’économie mondiale qui ne cesse de grimper pour s’effondrer ensuite. Quel effort cela demande-t-il pour arrêter la drogue quand tout vous pousse à vouloir échapper à cette réalité ?
Après la vague causée par Meetoo, avez-vous ressenti des changements importants liés à cette libération de la parole des femmes ?
L’avantage de travailler dans le cinéma indépendant est que je m’étais déjà constitué une équipe en or, faite d’hommes qui veulent travailler avec des femmes et qui aiment travailler avec des femmes. Cela n’a donc provoqué aucun changement dans mon cas, mais je constate les conséquences de ce mouvement à l’écran, dans la manière dont sont faits les films. Néanmoins les inégalités persistent et les plus coupables dans l’affaire sont sans doute les festivals internationaux tels les Oscars ou le festival de Venise : ils osent encore dire qu’ils peinent à trouver ne serait-ce qu’un film fait par une femme à présenter en compétition. Qu’ils cherchent, ils trouveront.
Pour en savoir plus : http://www.champselyseesfilmfestival.com/2019/debra-granik-%E2%80%A2-invitee-du-festival/