Faire d’une scène publique l’intime cocon d’une passion brûlante est l’un des paradoxes les plus riches que le théâtre puisse offrir à son spectateur en terme d’émotion, et ce d’autant plus lorsque ce drame de l’amour est écrit par Paul Claudel. L’intensité de la représentation se ressent donc dès les premiers « versets » soufflés, expulsés d’une poitrine qui souffre de l’effort que ce texte de titan représente pour elle. La très grande stylisation du spectacle souligne la matérialité des corps en sueur et exténuant d’amour, dans une partition à quatre voix et qui se fait souvent duo ou duel.
Partage de Midi retrace en effet l’histoire d’une femme qui aime trois hommes : son mari, Cys, son amant, Amalric, et son amour, Mesa. Ils se retrouvent tous trois le temps d’une traversée qui les porte aux confins de l’Orient et d’eux-mêmes : en Chine. L’élégante scénographie révèle le colonialisme latent de la diplomatie française et de ses véritables intérêts en Asie, hésitant entre poésie de la nature (le gong qui marque le défilement des heures, l’arbre, le paon dessiné sur le sol) et « civilisation » intrusive (la grande statue de marin conquérant qui regarde au loin dans sa longue vue). Cette élégance se manifeste également dans le choix que fait Eric Vignier du symbolisme pour dire l’intimité des corps et le feu de la passion. La danse pour signifier les caresses, le rythme pour dire les hésitations et l’abandon. Ces choix, de même que le jeu habité de Stanislas Nordey, auraient pu être la clé d’une réussite sans fausse note.
Pourtant une interrogation demeure et celle-ci est de taille. Pourquoi avoir compris Ysé comme une femme manipulatrice et coquette ? Pourquoi avoir réduit une passion meurtrière à une simple manigance de la part d’une femme en quête de protection ? Pourquoi réduire le texte de Claudel à sa franche misogynie tandis que dans le même temps il fait des femmes un symbole de puissance ? Jutta Johanna Weiss use ainsi d’une gestuelle et d’un jeu de visage qui la transforment progressivement en poupée. Sa manière de prononcer à l’infini et d’une voix très aigüe les voyelles de son texte le plus beau réduisent ce dernier à une mimique vide de sentiment. Un groupe scolaire était d’ailleurs présent dans la salle et a ri dans les moments les plus bouleversants : il est toujours dommage de constater qu’une mise en scène ambitieuse a pour effet de restreindre aux seuls initiés le bonheur de voir l’œuvre de Claudel.
Pour en savoir plus : https://www.theatredelaville-paris.com/fr/spectacles/saison-2018-2019/theatre/partage-de-midi
Egalement publié sur http://www.culture-sorbonne.fr/partage-de-midi-paul-claudel-eric-vigner/