La pièce de Thomas Bernhard, commande nationale à la gloire de l’Autriche et qui fit scandale à l’époque de son écriture, offre trois tableaux où silence et flot de paroles déséquilibrent le spectateur. Elle relate l’histoire d’un professeur juif qui se défenestre avant de déménager à Oxford pour échapper entre autre aux visions de sa femme. Celle-ci, rongée par la culpabilité d’avoir vu son pays accueillir Hitler en fils prodige au moment de l’Anschluss, ne supporte pas de vivre sur la place même qui vit ce triomphe : la place des héros. L’auteur voulait ainsi dénoncer le déni de responsabilité de l’Autriche qui venait tout juste d’élire un premier ministre dont le passé nazi s’exposait à tous. La question se pose alors : pourquoi faire le choix de représenter cette pièce aujourd’hui et en France ?
Peut-être pour faire le triste constat, aux côtés du frère du défunt, que la vraie identité européenne se cristallise autour de la haine du Juif. Peut-être pour reconnaître que subsiste toujours en France le mythe d’une « Vichy » uniquement considérée comme cellule étrangère et cancéreuse au sein d’un corps par ailleurs sain. Peut-être enfin pour essayer de comprendre pourquoi, de tous les pays européens, la France est celui qui recense le plus grand nombre d’agressions antisémites. Au-delà de cette résurgence de l’antisémitisme, la pièce aborde plus largement le cercle de la violence et sa reproduction : de l’intelligentsia envers les domestiques, de la supérieure hiérarchique envers la novice (infernale Eglė Gabrėnaitė en Mme Zittel), du tyran patriarche envers ses enfants et sa famille. Le mort est sur toutes les lèvres et il revit devant les spectateurs au détour de la danse esquissée d’une chemise ou de la caresse d’un costume, tel le fantôme du nazisme qui ne parvient jamais à disparaître tout à fait des consciences.
Du retour du mort à la vie quotidienne empêchée, la mise en scène de Krystian Lupa joue sur les espaces de représentation. Encerclant sa scène d’un néon lumineux, il aplatit le réel en une image 2D pour souligner que les discours ne sont que représentations d’autrui et du monde, tous condamnés par le nihilisme cynique quoique joyeux du frère du mort. Les tableaux ainsi constitués révèlent les dissensions entre les personnages qui s’aiment et se déchirent. Rester, partir, revenir, tout semble inutile dans un monde miné par le vide de la pensée. Espace dans l’espace, les ombres en disent plus que ce que le spectateur a sous les yeux et la scénographie relève du métathéâtre, ironiquement dénoncé : « le théâtre de la mort est toujours raté ». Ces portraits d’individus, que les errances de l’Etat ont forcés à un individualisme acharné, sont les témoins d’une vision cinglante de la société qui ne peut mener nulle part tant que la violence de l’Histoire n’est pas pensée. Et force est de constater l’actualité d’un tel propos.
Pour en savoir plus : http://www.lesgemeaux.com/spectacles/place-des-heros/