Avec cette représentation, Stanislas Nordey proclame que le souffle est cœur battant du théâtre et que l’acteur en est son coureur de fond. Ambitieux projet qui demande à son spectateur une similaire endurance, Qui a tué mon père fait le pari du rythme comme structure du récit. Car en effet, que dire de cette pièce qui oscille entre théâtre (et le plus beau qui soit) et conte ? Entre récit de soi et récital révolutionnaire ?
Qui a tué mon père, écrit par Edouard Louis, est un texte autobiographique qui explore les relations conflictuelles que le jeune auteur entretient avec son père, dont le corps détruit par les années de travail à l’usine demeure le témoin d’une violence politique fondamentale. Chercher à prouver la culpabilité de quelqu’un mène souvent à un désir de vengeance : la question « à qui la faute ? » peut s’avérer dangereuse. Elle est pourtant ici une question indispensable car la réflexion qui s’ensuit permet à la fois la construction personnelle du narrateur-Edouard Louis et interprète-Stanislas Nordey et le saisissement intime par le spectateur d’une France délaissée. Quelle est la source de la violence infligée aux corps ouvriers ? Peut-on tout expliquer à l’échelle de l’individu ? La pièce évite les réponses trop simples, et loin d’une dénonciation stérile, elle fait briller la nécessité de l’engagement. Oui la politique est nécessaire, oui elle est une question de vie ou de mort : la preuve en est des multiples figurines accablées du corps paternel qui jonchent le plateau à la manière de brindilles brisées.
Ce corps porte la marque d’une idéologie qui perdure : l’héroïsme du masculin ou la poétique de l’homme fort constituent le fil rouge d’une logique destructrice. Refuser toute autorité, mépriser l’école et se construire dans la négation – ne pas aimer Titanic, ne pas danser, ne pas rire – condamnent l’homme à la pauvreté. L’homme, enfermé dans ce culte de la masculinité, se condamne lui-même à la pauvreté. Ce dur constat n’empêche pas l’expression d’une tendresse mêlée de honte, dite à demi-mots et qui s’exprime dans la poésie de la mise en scène. A l’accélération du drame, renforcée par une musique haletante et un décor noir de sacs-poubelle qui propulsent l’acteur à l’avant-scène, succède l’intense émotion des flocons qui recouvrent le plateau. La voix exténuée du fils, à peine murmurée dans un micro, saisit les spectateurs qui ne se permettent plus un soupir, accrochés à ce bruissement sur le point de s’éteindre. Le dialogue renoué avec le père, ou plutôt noué pour la première fois, redonne à son fils la voix dont il a besoin pour qualifier une réalité encore à changer, révéler des noms à oser prononcer et exprimer un désir révolté toujours à réaliser.
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