Voilà un film qui laisse un goût étrange. Je dis un goût car son esthétique est si concrète, si matérielle, qu’elle le rend presque palpable. Rick Alverson parvient à faire d’un film pourtant extrêmement physique un chef-d’œuvre de l’incolore et de l’inodore. Les images aseptisées, acceptées telles quelles sans être questionnées, ont ici une conséquence : la lobotomisation de quelques 100 000 patients dans les années 50. L’Amérique rêvée, de l’exploit physique à l’horizon infini, est ici démythifiée : du savant malsain et intégriste au jeune homme dont la passivité effraie, il ne reste plus grand-chose de l’utopie américaine. Ou peut-être seulement une forme dont les plans fixes du réalisateur soulignent la vacuité.
Cette vacuité n’est même pas synonyme de paix. Le spectateur se retrouve plongé dans l’enfer des asiles psychiatriques au moment où les traitements sont encore constitués d’électrochocs et d’eau froide. Un médecin, dont l’éthique sera plus tard remise en question, pratique à tour de bras – et c’est l’expression qui convient ici – l’opération permettant de lobotomiser un patient, c’est-à-dire de sectionner certaines fibres du cerveau afin de rendre placide un patient sujet aux crises. Dr Fiennes, terriblement bien incarné par Jeff Goldblum, peut s’émouvoir d’une chanson, pleurer au chevet de celui qu’il a lui-même condamné, et pour autant manier le pic à glace sans ciller. Cette schizophrénie est présente chez tous les personnages, dont le corps oscille entre tenue, froideur et chair dévoilée, presque répandue. Le format de l’image, resserré, enferme les corps dans des espaces trop étroits que même le road trip ne parvient pas à libérer, la lenteur écrasante de la voiture plombant toute impression de délivrance.
Se délivrer de cette course au progrès par l’amour et l’art, voilà ce que profère le possédé Denis Lavant et qui peine à se réaliser dans la rencontre entre le jeune photographe et la jeune patiente. Le corps hermaphrodite, symbole omniprésent dans le film, incarne cet idéal antique de l’unicité, au-delà des frontières restrictives imposées par la compartimentation de notre réalité. Le film, esthétiquement grandiose, plonge le spectateur dans une expérience hallucinée qui pèche parfois de trop de longueurs. C’est pourtant de cette lenteur qu’émerge souvent la rare beauté, naissant toujours d’une union entre deux corps, des mains caressant le visage tuméfié d’une malade au baiser impromptu entre un infirmier et une patiente. Plus qu’une odyssée, ce film est un cauchemar éveillé mais qui demeure terriblement silencieux et consensuel : qualités troublantes qui ne peuvent que nous interpeller.
Pour en savoir plus : http://www.champselyseesfilmfestival.com/2019/avant-premieres/movie-384-the-mountain-une-odyssee-americaine
D’abord publié sur http://www.culture-sorbonne.fr/champs-elysees-film-festival-the-mountain-une-odyssee-americaine/