« Ça ne sert à rien de mourir » : le théâtre contre la mort
Brel, Ferré, Brassens. Trois noms qui résonnent dans l’imaginaire de la chanson française, trois voix plutôt, qui revivent sur nos radios au détour de rares diffusions. Pour certains s’y attachent les émotions enfantines et les souvenirs de voyages interminables en voiture, pour d’autres, c’est l’image de la formidable interview menée par François-René Cristiani qui émerge. Celle-ci fut enregistrée en 1969 et elle est encore accessible à tous. Pourquoi, dès lors que ces voix seront ainsi pour toujours fixées par la bande enregistreuse, ce besoin d’incarner à nouveau « l’inflexion des voix chères qui se sont tues » ? Comment faire de l’archive, sceau de notre mémoire, une œuvre de l’éphémère ?
Anne Kessler saisit cet apparent paradoxe à bras le corps dans une mise en scène à la fois sobre et contrastée. Les silhouettes, assises autour d’une table, tremblent dans la fumée qui les enveloppe. Trois personnages, correspondant quoiqu’ils en disent à ceux qui peuplent leurs chansons, émergent : Brel, théâtral de retenue, Ferré, loustique indigné et Brassens, résigné amoureux. Les phrases s’enchaînent et se percutent, survolant le plateau pour rebondir dans les miroirs l’enlaçant. Le politiquement correct n’est pas de mise, et cette liberté d’expression provoque les rires chez ce même public qui l’aurait huée si trouvée dans la bouche de contemporains.
Redonner du corps à ces artistes qui se sont tous illustrés par leur corporalité – des mains de Brel en concert à la moustache bourrue de Brassens en passant par le sourire doucement fou de Ferré – insuffle une nouvelle vie à ces caractères d’une époque qui deviennent alors abordables, et ce malgré leur idéalisme sans concession. Les volutes de Mai 68 s’effacent déjà et le pessimisme absolu quoique joyeux de ces compères étonne. Leur portrait sans concession de l’artiste, bien loin de l’incompris génie condamné qui peuple aujourd’hui tout espace de pensée – puisque la créativité semble être le nouveau mal du siècle –, séduit d’honnêteté et de désenchantement. Les rires et les éclats volent dans l’air, happés par la gouaille doucement trainante de Stéphane Varupenne, image vivante du journalisme des années 70. Si cet élégant spectacle séduit par sa lueur bienveillante, ce sont d’abord ces paroles redonnées à entendre et surtout redonnées à voir qui émerveillent.
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