Projet qui se veut et qui se revendique comme un coup de pied donné dans la fourmilière sclérosée du monde de la culture, I am Europe s’attaque à la très épineuse question de l’Europe ; très épineuse, en particulier pour les élites de la gauche. Entre amour et désamour, la représentation s’égare à vouloir énumérer tous les torts de l’Europe – dont elle ne précise jamais s’il s’agit de l’espace politique ou de l’espace géographique – et de cette énumération n’émerge aucune perspective constructive.
L’identité multinationale ou encore l’Europe fédérale sont des concepts abordés mais jamais développés, et la frustration – intellectuelle comme esthétique – demeure le sentiment prépondérant au sortir du théâtre. En effet, ici, point de personnages, point d’histoire. Ce qui aurait pu donner lieu à une innovation esthétique, d’ailleurs brillamment exploitée par le post-dramatique, peut être résumé ainsi : les comédiens relatent leur passé, parlent de leurs vies personnelles dans une démarche presque journalistique et qui relève de la question « est-ce que tu peux nous parler de ton expérience ? ».
Sans chercher jamais à étendre la portée d’un propos qui demeure somme toute très convenu (« la guerre c’est mal »), ces historiettes peinent à acquérir la force évocatrice que l’on espère d’une scène théâtrale. Le questionnement de concepts complexes tels l’identité et sa relation à la nation – qui, certes, dans leurs dérives peuvent mener au nationalisme – se conclue par une condamnation sans appel qui ferme les yeux sur les contradictions ainsi soulevées. Une comédienne explique ainsi qu’elle regrette de ne pas voir d’inscrit « Yougoslavie » pour lieu de naissance sur sa carte d’identité, et ce du fait de la guerre civile. Bien que ce sentiment d’appartenance soit présenté comme naturel et la blessure qui en résulte comme compréhensible, ils sont tous deux décrédibilisés par les propos d’un second comédien qui dénonce dans ce même sentiment d’appartenance nationale, la cause de tous les maux. Cette juxtaposition ne mène jamais à la confrontation des idées et contribue à une approximation préjudiciable.
Pourtant, la ligne idéologique semble claire. Si claire qu’elle en est aveuglante. Le pamphlet n’atteint pas l’exercice de style et se limite à un cri à la limite du supportable. Car si la représentation souligne avec une justesse et une ironie bienvenues les dérives de la politique de diversité dans la culture, elle omet d’appliquer cette même ironie à l’ensemble des situations décriées. « On sait bien que les policiers sont du côté des fascistes » : cette sentence, qui résonne encore aux oreilles d’un spectateur abasourdi, démontre par son extrémisme mal placé une méconnaissance dangereuse de l’Histoire. La théorie du complot semble tout contaminer puisque les médias sont naturellement dénoncés comme outil de formatage de la pensée des masses. Or, ces derniers paraissent bien innocents à côté d’un discours d’une lisibilité enfantine, qui divise le monde en coupables et en victimes identifiables. Ils se nomment policiers, agriculteurs, politiciens et menacent le peuple – par ailleurs jamais défini – dernier détenteur d’une vérité mystique que malheureusement nous peinons aujourd’hui à interpréter.
Cette représentation fut pour certains un coup de cœur, elle est pour moi l’occasion d’un coup de gueule. Car il est insupportable d’entendre des vérités préconçues sur une scène de théâtre. Il est insupportable de constater que l’on confond à ce point aujourd’hui moralité et opinion politique. Il est insupportable enfin de se faire imposer si fort ce que chacun devrait pouvoir choisir librement et sans être derechef catalogué comme fasciste ou social-traître, précisément dans un lieu dont le cœur battant est le dialogue avec autrui.
Pour en savoir plus : https://www.theatre-odeon.eu/fr/saison-2019-2020/spectacles-19-20/i-am-europe
D’abord publié sur http://www.culture-sorbonne.fr/i-am-europe-par-falk-richter-theatre-de-lodeon-octobre-2019/