L’homme est-il un monstre ou le monstre un homme ? Le mal est-il héréditaire et existe-t-il un point de non-retour dans le crime ? Un sursaut de générosité, quand bien même égoïste, suffit-il à délivrer une âme de sa noirceur ? Telles sont les grandes questions du drame, par ailleurs familières aux lecteurs de Victor Hugo, soulevées par cette pièce aux accents shakespeariens que la Comédie Française redonne à voir cette année. Auparavant incarnée par Guillaume Gallienne, Lucrèce Borgia apparaît désormais sous les traits d’Elsa Lepoivre qui révèle toute la sensualité vénéneuse de cette femme de pouvoir. La voix grave de l’actrice, le flot suffoquant des paroles, sa beauté claire et blonde irisée par sa robe noire, tout en elle séduit et inquiète le spectateur. Ce dernier est immergé dans le romanesque de l’intrigue, soutenue par une musique digne du mélodrame et qui fait échapper la représentation à une inutile gravité. L’émotion, la tension et la pitié sont bien présentes aux côtés d’un franc divertissement à l’égard duquel le public se montre reconnaissant. Les acteurs, portés par une scénographie flamboyante, évoluent dans des costumes d’une richesse certaine, construisant et déconstruisant sous nos yeux des tableaux dignes du Caravage. Venise et ses fantômes bleus et blancs, contrastés par les diablotins en rouge et noir de Ferrare, symbolisent une Italie divisée et en proie à toutes les ambitions.
Face à Lucrèce Borgia, plusieurs rôles se démarquent dans cet éventail de personnages. Ainsi, le duc d’Este et mari de Lucrèce, un Eric Ruf exténué d’amour, fait rire et effraie par son désespoir passionné, sa préciosité aristocrate et par la tyrannie qu’il exerce sur sa femme en un dernier instant, ultime jouissance d’un homme qui se sait par ailleurs impuissant. De même, évolue autour de la madone infernale une sorte de satyre, mi-homme mi-bête, diable que le masque et la malice rendent difforme. Gubetta, exceptionnel Thierry Hancisse à la voix de baryton, ne comprend que la parole qui dit le mal : enfermé dans l’amour malsain qu’il porte à cette femme dont il est l’âme damnée, il est omniprésent aussi bien qu’évanescent, pion macabre dans la sinistre comédie de la vie que l’on oublie au moment du massacre. Cette grande partition, portée par tous, s’éteint pourtant sur une note frustrante, celle du pardon donné puis repris, celle de l’espoir apparu puis envolé. Qui blâmer ? Sans doute Hugo lui-même, mais qui oserait…
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