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La Souffleuse

« comme le sens a besoin des mots, ainsi les mots ont besoin de notre voix »

Britannicus

© Brigitte Enguérand, photo de presse de la Comédie-Française

D’Agrippine, de Junie ou d’Octavie, quel nom choisir pour esquisser le sujet imprévu du Britannicus de Racine : les femmes ? La mise en scène de Stéphane Braunschweig épouse l’étrange paradoxe de cette lutte fratricide pourtant délivrée par la main de ces exclues omniprésentes. Agrippine, convaincante Dominique Blanc, ouvre le chant du « monstre naissant »1 dans l’antichambre du pouvoir : cependant, si cette tragédie a souvent été présentée comme intimiste, préférant à la tribune les coulisses, son sujet n’en demeure pas moins hautement politique et il serait ici dommage de dissocier l’affaire de famille et l’affaire d’Etat. Le squelette de la table ovale désertée, où siègent d’habitude les ministres, tantôt apparaissant de front ou obscurcie d’un voile trompeur, demeure le lieu de décisions et d’actions qui auront une répercussion publique indéniable. Les personnages féminins structurent les relations entre les hommes et ne sont pas de simples prétextes à l’affrontement mais bien les raisons de celui-ci. Agrippine ou la femme qui se rêve empereur de l’ombre refuse d’écouter le précepte selon lequel « Rome veut un maître, et non une maîtresse »2, de même que Junie refuse de comprendre que l’on puisse vouloir plus de mal à un homme, Britannicus, déjà dépossédé de tout.

L’ampleur du thème politique de la pièce est d’autant plus importante que l’amour, souffle qui se veut indépendant de toute influence, est ici une force caduque, empoisonnée, jamais déployée. De la mère au fils, du fils à Junie, de Junie au frère, point de salut ! Le texte est porteur de ce poison distillé entre Agrippine et Néron, mais l’innocence était encore permise pour Junie et Britannicus. Le metteur en scène fait le choix intéressant de détruire cette innocence, et ce par le jeu de Georgia Scalliet qui ne manque pas de déconcerter : prononciation déstructurée des alexandrins, accents hésitant entre l’innocence et la bêtise – comprise lorsqu’il s’agit d’une entrevue avec Néron mais difficilement saisissable lorsque Junie est en tête à tête avec Britannicus – jeu qui oscille entre rire et cris, sont autant de choix qui ne laissent aucune place à l’espoir pour le couple, et ce dès l’entrée en scène du personnage. Ce type d’interprétation, de plus en plus rencontré sur les planches de la Comédie Française (on se souvient notamment de l’interprétation de Françoise Gillard dans l’Antigone de Marc Paquien en 2014), a le défaut (ou la richesse diront certains) d’emplir d’ambiguïtés des rôles de femmes destinées à être modernes et dont l’aspect rendu alors volontairement fantoche bien souvent agace.

L’amour en jeu n’est pas uniquement celui d’une mère pour son fils ou d’un amant pour son amante, il est également celui d’un peuple pour son dirigeant. D’où provient la légitimité du souverain ? De son autorité ou charisme personnel ? De ses décisions politiques ? De l’engouement dont le peuple fait preuve à son encontre ? Néron est ici soumis aux affres du pouvoir, apparaissant d’abord comme l’enfant frustré et désespéré d’amour derrière lequel se dessine l’ombre d’une mère, défini par la tentative d’émancipation qui se solde par la violence. Le dédale de portes qui se dessine à l’arrière-plan de la scène figure cette intrication qui tend parfois à la folie, appuyée par la pantomime esquissée de Laurent Stocker en Néron égaré. L’acteur incarne un empereur qui mériterait de devenir éponyme : à la fois ridicule, drôle, touchant quoique méchant, il fait rire à ses dépens et effraie par la cruauté que cette conscience de la faiblesse éveille chez lui. Il parvient à moderniser la diction de l’alexandrin sans le dénaturer, faisant face à un Britannicus quelque peu pâle et que le spectateur perçoit avec difficulté comme le héros de la pièce. Cette impression est assurée par une mise en scène néo-classique et moderne assumée, dont le dernier tableau, figurant Britannicus mort en Christ davidien, offre au personnage sa plus puissante apparition.

Stéphane Braunschweig renonce donc ici à forcer les démons de ses personnages au-devant de la scène, les suggérant plutôt, et cette heureuse économie de moyens souligne à quel point Racine n’est que rarement le lieu où se jouent les fantasmes les plus fous des metteurs en scène, à l’inverse d’un Shakespeare dont le récent Macbeth du même Braunschweig était resté incompris de tant d’innovations malheureusement non motivées. Ici, la mise en scène apparaît cohérente et convaincante, soutenue par des acteurs de grand talent qui délivrent le propos d’une pièce dont l’interprétation résiste encore à l’évidence.

Pour en savoir plus : https://www.comedie-francaise.fr/fr/evenements/britannicus17-18

_________________________
1 RACINE, Jean, Britannicus [1670], première préface, http://www.theatreclassique.fr/pages/pdf/RACINE_BRITANNICUS.pdf, p.5.
2 Ibid. vers 1239.

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