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La Souffleuse

« comme le sens a besoin des mots, ainsi les mots ont besoin de notre voix »

Retour à Reims

© Mathilda Olmi, photo de presse du Théâtre de la Ville

Passer la porte d’un théâtre, puis entrer dans un studio de radio, pour finalement s’immerger dans les images d’un documentaire afin de mettre en scène un essai sociologique et philosophique, tels sont les rites de passage imposés par Thomas Ostermeier dans Retour à Reims. Ce vaste champ des possibles est exploité avec doigté et permet au spectateur de comprendre pourquoi il est si délicat d’adapter à la scène un écrit autobiographique. En effet, le texte qui nous est lu par Irène Jacob est extrait de l’essai du même titre de Didier Eribon. Dans cet ouvrage, l’auteur retrace son exil voulu de la banlieue de Reims à Paris et de la classe ouvrière à laquelle appartient sa famille à l’intelligentsia mondaine. Au fil des lignes, il devient de plus en plus évident que son rejet du milieu familial fut un rejet de classe, aussi bien qu’une protection salutaire contre l’homophobie. Il décrit ainsi en quoi il lui fut plus facile en tant qu’intellectuel de mener l’analyse de ce qu’il nomme la « honte sexuelle » que de reconnaître la honte sociale qui le rongeait.

Qui pour assumer le « je » du récit dans une pièce de théâtre où l’auteur n’est pas l’acteur qui lui-même n’est pas le personnage ? Peut-on encore parler d’autobiographie ? Quelle valeur lui attache-t-on et pourquoi ne pas adapter tout simplement le récit de D. Eribon, choisissant alors un acteur pour représenter sa mère, son père, lui-même ? Peut-être pour la vérité et l’émotion que la mise en scène du « je », qui a vécu et pensé les phénomènes présentés, convoie. Peut-être parce que le récit fait à haute voix (le spectacle se situant à la croisée entre le conte et la pièce de théâtre) permet au spectateur de s’associer lyriquement au « je » de Didier Eribon, de ressentir la honte du transfuge au sein d’une France championne de l’ascension sociale par l’école, celle-ci pourtant de plus en plus mise en échec. L’autobiographie au théâtre permet l’association des expériences et le lien entre les témoignages, ce que démontre le personnage incarné par Blade Mc Alimbaye en évoquant le souvenir de son grand-père tirailleur. Si cette esquisse d’une convergence des luttes est pertinente, il n’empêche qu’elle éparpille quelque peu l’attention du spectateur principalement centrée sur la question de la classe ouvrière et sa relation au politique.

En effet, comment comprendre que des ouvriers autrefois électeurs du Parti Communiste fassent désormais le choix du Front National ? Quelle responsabilité la gauche et les élites doivent-elles assumer ? C’est par la voix et l’image que Thomas Ostermeier donne vie au texte de D. Eribon qui explique comment la classe ouvrière a progressivement disparu des préoccupations politiques et comment ses aspirations ont été discréditées. Et c’est alors que l’actrice (interprétée par Irène Jacob) souligne en filigrane le rôle des médias dans ce phénomène, notamment celui de la télévision, par l’utilisation qu’ils font des images et du texte : la superposition d’un discours condamnant l’extrême droite et d’images de gilets jaunes n’est pas neutre et implique un sous-texte rarement assumé de front par ces mêmes médias. Comment recréer un lien qui semble être rompu ? Quelle réaction avoir face à ce « théâtre d’une guerre civile larvée », face à une situation dont la gravité semble dépasser le spectateur ? Peut-être l’extrait du film de Cocteau projeté sur scène et montrant l’échange entre la Belle et la Bête nous donne-t-il quelque élément de réponse : proclamer haut et fort que l’amour peut accomplir « de pareils prodiges » relève d’une naïveté désormais salutaire.

Pour en savoir plus : https://www.theatredelaville-paris.com/fr/spectacles/saison-2018-2019/theatre/retour-a-reims

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