Denis O’Hare, en choisissant de mettre en scène L’Iliade – ou plutôt « une Iliade » –, a dans les faits choisi de mettre en scène la multitude par l’unique, le mythe par le corps et l’intemporel par la voix. Et le spectateur ne peut s’empêcher de se demander, avant la représentation, ces simples mais essentielles questions : pourquoi ? et comment ?
Pourquoi adapter L’Iliade aujourd’hui ? Pourquoi en faire une pièce de théâtre ? Conteur généreux et virtuose, l’acteur seul en scène dessine par ses multiples incarnations une trajectoire humaine : derrière ce spectre de la guerre et de la destruction d’une civilisation se cachent les fondations d’une histoire de la violence. Celle-ci pas toujours voulue, pas nécessairement assumée, mais malgré tout présente au fil des siècles. Et quel écho dramatique la description de Troie au printemps, du bruissement de ses fontaines et de l’ombre de ses figuiers prend-elle, lorsqu’associée mentalement à la destruction de cités millénaires telles Alep.
L’acteur suggère, sans jamais imposer. Le décor, très sobre, soutient sa performance. La lumière et la musique, tour à tour violentes et caressantes, magnifient une composition qui aurait facilement pu se muer en caricature et tentation du rire facile. Ici, au contraire, les portraits sont nuances et Denis O’Hare narrateur se laisse emporter par l’exaltation de son propre récit. La fascination que la rage et la violence engendrent repousse les limites imposées par la raison. Dérision et humour allègent alors cette dure impression que c’est bien par nature que les hommes sont violents ; le conteur s’écrit ainsi, face à sa propre perte de mesure : « C’est pour ça que je ne fais plus ça… ».
Ambitieuse et humble à la fois, cette représentation emporte les spectateurs jusqu’au milieu du champ de bataille, rappelant aux plus jeunes générations présentes qu’elles ont la chance de ne pas connaître ce qu’est une ligne de front. Alternant les scènes de récit et les scènes d’incarnation des personnages, l’acteur double, voire triple les degrés de son jeu : Denis O’Hare joue un conteur, qui joue un personnage qui parfois singe un autre personnage. Cette superposition, loin d’encombrer l’acteur, le libère. Et ce sans jamais lui faire perdre la bienveillance qui caractérise son approche de ces héros-bourreaux.
Une Iliade, donc, afin de comprendre de quel héritage nous sommes les dépositaires, afin de saisir la difficulté qu’il peut y avoir à s’en détacher, afin, enfin, d’être emportés par le souffle épique de ces grandes mouvements qui ont forgé notre conception de l’homme. Loin de porter un regard dont le jugement moral serait anachronique, Denis O’Hare nous invite au voyage dans le temps, un temps qui se révèle bien plus proche que nous ne l’espérions peut-être.
Pour en savoir plus : https://www.theatredurondpoint.fr/spectacle/an_iliad/