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La Souffleuse

« comme le sens a besoin des mots, ainsi les mots ont besoin de notre voix »

Fanny et Alexandre

© Christophe Raynaud de Lage, photo de presse de la Comédie-Française

L’adaptation au théâtre de l’œuvre d’Ingmar Bergman, réalisée par Julie Deliquet, transmet une émotion toute particulière aux amoureux de l’art dramatique. Représenter ce qu’est la grande famille du théâtre en en découvrant les joies et les blessures, et ce au sein de la maison de Molière, possède une signification très forte. Ce symbolisme aurait pu aisément étouffer la pièce et la réduire au brillant hommage d’un art. Or, Julie Deliquet échappe à cet écueil, tout d’abord par la dureté des réalités dépeintes, mais aussi grâce à l’ingéniosité dont sa mise en scène fait preuve. Divisée en deux volets antagonistes dont l’opposition aurait pu rompre la cohérence de la pièce, un lien demeure, indéfectible : l’imagination et la capacité à croire.

Les enfants, qui sont ici des adolescents, assurent cette transition et incarnent la capacité de l’esprit à toujours chercher secours dans les méandres de la créativité. La prestation de Jean Chevalier en jeune garçon turbulent et droit, défiant une autorité qu’il comprend injuste et s’arrogeant le droit du « mensonge » pour répondre à la violence, arrache larmes et rires lors de son supplice. L’intégrisme face à l’innocence, le sang face à au rire, tels sont les terribles échos que cette pièce fait résonner. Troublant les frontières entre imagination et réalité, elle assume que le « faux » du théâtre est sa plus grande richesse. Les trois adresses directes au public qui ponctuent le spectacle forcent le spectateur à entrevoir les enjeux de la représentation, et dévoilent par là même ses pièges. La perte de repères d’Emilie Ekdahl (Elsa Lepoivre) évoque les méandres du jeu dans lesquels un comédien peut aisément se perdre, sombrant dans la folie – et l’on redécouvre le concept du paradoxe du comédien, longuement débattu au xviiie par des auteurs comme Rousseau ou Diderot – ou dans l’indifférence, toute émotion étant alors vécue comme jeu et donc mensonge.

Quant à savoir s’il s’agit là d’une « bonne » adaptation, telle n’est pas la question. Porter un regard neuf sur une œuvre qui permet alors de la réinventer, telle est aussi la mission de la Comédie-Française et elle y réussit. C’est une pièce résolument moderne qui nous est proposée, portée par l’interprétation souvent hilarante de ses acteurs. Denis Podalydès apporte ainsi à la représentation un aspect burlesque aussi drôle qu’attendrissant, Laurent Stocker l’attire quant à lui davantage du côté de la farce irrévérencieuse, tandis que les jeunes comédiens (Jean Chevalier, Rebecca Marder ou encore Gaël Kamilindi), les ombres chinoises et les draps blancs confèrent à la mise en scène poésie et tendresse. Il faut bien sûr noter la performance de Thierry Hancisse, et peut-être terminer ainsi : personnage dont l’intégrisme et la noirceur sont de plus en plus insupportables à notre société, ce dernier aurait pu demeurer inaccessible et abscons. Pourtant, l’acteur parvient à suggérer les fils qui font se mouvoir un tel bourreau, par un jeu brillant qui oscille entre perversité, humiliation (des autres comme de lui-même) et désespoir. La chorale et chronique de cette famille parvient donc à séduire le spectateur tout en convoquant les fantômes de son histoire intime, leur faisant place sur scène aux côtés des acteurs.

Pour en savoir plus : https://www.comedie-francaise.fr/fr/evenements/fanny-et-alexandre18-19

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